Accor en vue ?
Cela pourrait être l’officialisation du plus gros coup de la rentrée dans le monde de l’hospitalité.
Le géant hôtelier Accor a en effet annoncé fin juillet qu’il était rentré en négociations exclusives pour prendre une part majoritaire de Potel & Chabot, le plus emblématique traiteur de luxe. La décision doit être finalisée cet automne.
Si cette diversification du groupe Accor peut surprendre, passant de l’hôtellerie à la restauration événementielle, elle confirme la stratégie d’Accor de se positionner comme un acteur du luxe et plus uniquement comme un hôtelier multi-segments.
A ce sujet, je vous invite à lire l’interview de Sébastien Bazin, parue dans Le Figaro, le 23 août, à l’occasion de ses 10 ans à la tête du groupe. IL confirme et détaille davantage la stratégie qu’il a mise (et continue!) de mettre en œuvre pour réveiller ce groupe, à l’époque un peu endormi.
(article disponible dans son intégralité ici pour les non-abonnés)
Up to you
Une fois n’est pas coutume, quelques chiffres en introduction de cet article :
En France, les gaspillages et pertes alimentaires représentent 10 millions de tonnes par an soit une valeur commerciale estimée à 16 milliards d’euros (source ADEME).
A l’échelle mondiale, le gaspillage alimentaire s’élève à 1,3 milliard de tonnes par an soit à peu près 1/3 de la production mondiale pour un coût économique, environnemental et social estimé à 2340 milliards d’euros (source FAO).
Plus de la moitié des produits jetés sont des fruits ou légumes hors calibre.
21% des pertes ont lieu au stade de la transformation et du conditionnement (industrie) et 14% dans la restauration; le reste se répartit entre production, distribution et consommation à domicile.
Je vais arrêter là, l’idée n’est pas de vous déprimer (on est début septembre, c’est la rentrée, tout va bien se passer !) mais de prendre pleinement conscience de l’ampleur que représente le gaspillage alimentaire à l’heure actuelle.
Pour réduire ce phénomène, une notion apparue il y a quelques années prend une importance croissante : l’upcycling.
Up-what ?
Le mot upcycling n’a pas encore d’équivalent français officiel mais on pourrait essayer de le traduire littéralement par « surcyclage » ou « recyclage par le haut ».
L’upcycling – contrairement au recyclage ou au compostage – consiste à tirer parti de la ressource alimentaire dans son intégralité pour une consommation humaine. L’idée n’est donc pas ici de faire avec les chutes de la nourriture animale ou du compost pour les plantes.
Même si le principe n’est pas nouveau (les grands-mères ou les chefs se servaient déjà des os, des parures ou des épluchures de légumes qui auraient été jetés à la poubelle pour faire des bouillons), il se systématise et s’étend à l’industrie car il est considéré comme une nécessité dans un schéma de croissance durable.
Plus (ou mieux ?) encore, l’upcycling devient un argument de vente vis-à-vis de clients de plus en plus soucieux de leur impact en matière de consommation. Ainsi, au sein de la fameuse Gen Z, plus de 65% des consommateurs mentionnent que l’impact environnemental d’un produit influence leur choix en matière d’aliments et de boissons. Toutes générations confondues, ce sont 57% des consommateurs qui souhaitent acheter davantage d’aliments contenant des ingrédients upcyclés dans les prochaines années.
Selon un article de Forbes paru en 2019, l’industrie de l’upcycled food (sorry pour tous ces anglicismes mais difficile de faire autrement pour le moment !) représentait 46 milliards de dollars et aurait un potentiel de croissance de 5% chaque année.
Forcément, comme à chaque fois qu’un bon filon se profile, de nombreux acteurs se sont revendiqués produire de « l’upcycled food ».
Pour structurer le mouvement, l’UFA (Upcycled Food Association) a été créée en 2019 et, en 2020, un collège d’experts (de la Harvard Law School à la ReFED) a défini officiellement le concept de la manière suivante
« Upcycled foods use ingredients that otherwise would not have gone to human consumption, are procured and produced using verifiable supply chains and have a positive impact on environment. »
(i.e. les aliments upcyclés utilisent des ingrédients qui ne seraient initialement pas allés à la consommation humaine, sont approvisionnés et produits via des chaines d’approvisionnement traçables et ont un impact positif sur l’environnement).
Ainsi désormais pour se revendiquer « upcyclé » un aliment doit répondre à chacun des 5 critères suivants :
Être composé à partir d’ingrédients qui n’auraient pas servi pour la nourriture humaine sinon
Créer de la valeur (en étant comestible)
Être destiné à une consommation humaine (cf. différence avec compost et nourriture animale)
Avoir une supply chain traçable (pour bien prouver la création de valeur)
Mentionner clairement la part d’ingrédients upcyclés dans sa composition
Au moins, maintenant, les choses sont claires.
Bien faits et bienfaits ?
Les bénéfices de l’upcycled food sont nombreux à tous les niveaux de la chaîne, de l’industriel à l’environnement en passant, bien entendu, par le consommateur. Pour ne pas faire une newsletter qui prenne 15 heures à lire, je ne mentionnerai qu’un seul bénéfice principal pour chacun des maillons de la chaîne.
Pour les industriels, les pertes et gaspillages alimentaires représentent des coûts cachés qui impactent la marge. En produisant des aliments « upcyclés », non seulement ils réduisent ces coûts cachés mais ils proposent en plus ainsi des aliments avec un positionnement prix premium. Double effet positif pour la marge. Contentement général.
Pour les consommateurs, les parties jetées des aliments sont souvent les plus intéressantes d’un point de vue nutritionnel (on sait notamment que la majorité des vitamines se trouve dans la peau des fruits et des légumes ou que la noix de cajou n’est que l’extrémité de la pomme de cajou hautement nutritive). En consommant des ingrédients upcyclés, les consommateurs ont l’opportunité de manger des aliments à haute valeur nutritive (avec souvent plus de protéines végétales et de fibres que des aliments classiques) et … bons (c’est quand même la base, on n’est pas dans le domaine pharmaceutique !).
Pour l’environnement enfin, les 1,3 milliards de tonnes de gaspillage alimentaire mondial émettent, en se dégradant naturellement, du méthane. Ces émissions seraient responsables à elles-seules de la production de 10% des gaz à effet de serre chaque année. On comprend donc très vite l’impact positif de l’upcycled food et de la réduction des déchets alimentaires sur l’environnement.
Revue de supermarché
Même si tous les voyants semblent au vert, il y a un défi majeur à relever pour les industriels qui se penchent sur le sujet : la néophobie alimentaire. En effet, au-delà des bonnes intentions déclaratives, il faut arriver à convaincre le consommateur de manger quelque chose qui n’était pas destiné à la consommation humaine auparavant. Pour pallier cette néophobie, ils doivent donc avoir, à la fois une approche très solide en termes de sécurité alimentaire pour rassurer (méthode de production, hygiène, origine des ingrédients) et très ludique dans la communication et le packaging pour donner envie.
J’espère que vous avez l’estomac vide, c’est parti pour un petit panel de ce que vous pouvez trouver en rayon autour du monde !
Kignon propose des biscuits fabriqués à partir d’invendus de pain bio,
Toast Ale transforme les déchets de pain des boulangeries locales en bière,
Résurrection propose des crackers produits à partir des drèches de brasserie,
White Mustache se sert de son surplus de production de yaourts aux fruits pour faire des tonics à base de probiotiques,
I am Grounded utilise l’enveloppe des grains de café pour en faire des barres énergétiques (à haute teneur en caféine !),
Xoca emploie le jus de cacao (le mucilage autour des fèves) pour réaliser des boissons prébiotiques (à ne pas confondre avec les boissons probiotiques plus connues),
Sir Kensington récupère l’aquafaba d’un fabricant de houmous (l’aquafaba est l’eau de cuisson des pois chiche) et se sert de son pouvoir émulsifiant pour fabriquer une mayonnaise vegan,
Renewal Mill moud l’okara (la « pulpe » qui reste lorsque l’on fait des laits d’oléagineux) pour en faire une farine riche en fibres et protéines végétales.
Revue d’hospitalité
Comme toute tendance, celle-ci se retrouve aussi dans l’hôtellerie et la restauration. Encore une fois, je le précisais plus haut, ce n’est pas quelque chose de nouveau dans le secteur (le pesto de fanes de radis, la fermentation pour conserver des légumes moins beaux ou le bostock fabriqué à partir de la brioche de la veille sont courants) mais quelque chose qui est désormais valorisé vis-à-vis de la clientèle.
Les enjeux pour l’hospitalité sont différents de ceux de l’industrie et peuvent plutôt être comparés à ceux qu’a connus la Maison Hermès avec le lancement de sa ligne Petit H : comment rendre désirable et luxueux ce qui était à la base un déchet ?
D’abord et avant tout, en changeant la sémantique. Kim Malek, dont les boutiques de crème glacée sont à la pointe du mouvement d’upcycled food aux Etats-Unis, explique qu’il faut déjà commencer à parler de nourriture gâchée et pas de déchet alimentaire (dans le texte « wasted food » vs « food waste »).
En France, on peut mentionner Apollonia Poilâne qui propose régulièrement des recettes à base de pain de la veille et essaie de sensibiliser les clients à ne pas jeter le pain. Toujours autour du pain, Benoît Castel propose, dans sa boulangerie éponyme, un “Pain d’hier et de demain” fabriqué à partir des invendus de la veille et avec l’objectif clairement assumé de limiter le gaspillage alimentaire. Sonia Ezgulian a, quant à elle, publié chez Tana (en 2008 déjà !) Petits ricochets de cuisine; où à partir d’un déjeuner du dimanche midi, elle imaginait 41 recettes en utilisant les restes et les restes des restes pour cuisiner jusqu’au vendredi soir. Deux autres livres parus en 2021 poursuivent la dynamique : La cuisine des beaux restes de Estérelle Payani et Le pain rassis, 10 façons de le préparer par Adriano Farano.
En Angleterre, la Georgian House, à Londres, a proposé un temps un « upcycled afternoon tea» où les différentes bouchées étaient travaillées à partir des reliquats des autres repas.
Aux Etats-Unis, on peut citer Shuggie's Trash Pie, un restaurant à San Francisco qui propose des pizzas à base de rebuts alimentaires tels que champignons moches, poivrons déformés ou tomates hors format.
Du côté des étoilés, dès 2017, à l’initiative de WastED, plusieurs chefs multi-récompensés dont Alain Ducasse, Gordon Ramsay ou Dan Barber cuisinaient, chacun un soir, dans un restaurant éphémère, un menu composé uniquement d’invendus ou d’aliments destinés à être jetés.
Actuellement la figure de proue de cette nouvelle cuisine est incontestablement Mauro Colagreco. Son restaurant le Mirazur (3 étoiles Michelin et classé dans les « Best of the best » du World’s 50 Best) est le tout premier restaurant à avoir été labellisé zéro déchet. Un challenge à tous les niveaux puisqu’il a fallu ainsi revoir certaines techniques de cuisine (adieu la cuisson sous vide dans du film plastique), sensibiliser les fournisseurs (livraison uniquement dans des contenants recyclables) et former les collaborateurs (qui bénéficient toujours d’une journée de formation hebdomadaire).
Pour finir, la perle de l’upcycling (dans tous les sens du terme) revient à l’entreprise Ways Out Hong Kong. La fondatrice, après un séjour à faire du volontariat dans une ferme en Corée du Sud à trier les déchets, a décidé de contribuer à faire changer les mentalités à Hong-Kong. Elle a ainsi lancé une marque de « food waste jewelry » (joaillerie à base de déchets alimentaires) et propose des colliers, bracelets ou bagues composés avec des perles de peau d’aubergine, d’épluchures de radis ou d’écorces de grain de café. Dit comme cela, je reconnais que ça sonne un peu bizarre, ou au mieux rappelle Arcimboldo, mais je vous assure que c’est très beau !
Save the date
Pour rester dans la thématique, Alain Ducasse a annoncé la tenue de la 1ère édition du Sommet de la gastronomie durable les 20 et 21 septembre prochain à Monaco. Des thématiques telles que « cultiver et pêcher à l’heure du dérèglement climatique », «S’engager pour des initiatives responsables », « Restaurer l’éducation alimentaire » ou « Quel futur pour la gastronomie ? » seront abordées par un collège d’experts réunissant des chefs (forcément !) mais aussi des scientifiques et des producteurs.
A l’issue de ces 2 jours de sommet, une Charte de la Gastronomie Durable sera rédigée. Restera ensuite, au-delà de ce temps fort, le plus gros défi : réussir à faire vivre cette charte et la démarche de manière concrète au quotidien et à grande échelle.
Merci beaucoup Camille pour ton éclairage, c’est passionnant.