La dialectique des protéines
Fini de rigoler, les doigts de pied en éventail sur un transat ou sur une chaise à porteur, la newsletter fait sa rentrée et on attaque directement par une dissertation de philo !
Il n’aura échappé à personne que la protéine s’est imposée comme la star incontournable du moment : un produit qui sort aujourd’hui a raté sa vie (ou au moins son lancement) s’il n’est pas enrichi en protéines. Parallèlement à cela, la gastronomie – a contrario – se végétalise de plus en plus. Faut-il voir entre ces deux courants une fracture béante, façon Grand Canyon, ou bien un véritable numéro de funambule façon Cirque du Soleil ? La réponse, tout à la fin de cet article.
Thèse : la protéine, nouvel eldorado de l’industrie agro-alimentaire
Historiquement, la protéine a toujours été perçue de manière positive pour son rôle sur la force musculaire et la santé. En revanche, l'idée d’un excès de protéines évoquait souvent l’image stéréotypée du bodybuilder : muscles volumineux, peau bronzée aux UV, et petit débardeur pour couronner le tout. C’est bon, vous avez l’image d’Arnold Schwarzenegger en tête. Bref, clairement pas la majorité de la population.
Deux chiffres montrent bien que l’on a changé d’ère : 160 millions (le nombre de vues cette année pour le hashtag #highproteinfood sur TikTok) et 97 (le nombre de nouveaux produits lancés aux Etats-Unis en 2024 avec le mot « protéine » dans leur nom).
En effet, désormais la protéine est devenue mainstream, elle inonde les réseaux sociaux et (quasiment) tous les publics cherchent à augmenter leur consommation de protéines, des jeunes en quête de « healthy » aux seniors souhaitant préserver leur masse musculaire.
Alors pourquoi est-on devenu à ce point accro ? Plusieurs raisons expliquent ce phénomène
Santé : on le sait, on en a déjà parlé plusieurs fois ici, le Covid a été un game changer de notre rapport à la santé. Les protéines sont perçues comme un ingrédient clé d’un mode de vie sain et sont donc de plus en plus recherchées (ndla : je ne suis pas experte en diététique comme Ariane Grumbach mais je retranscris ici une perception grand public). Le mot protéine est devenu synonyme de santé, d’énergie et de performance
Media : réseaux sociaux bien évidemment qui popularisent la consommation des protéines mais aussi des séries comme White Lotus où le shaker à protéines d’un des personnages (interprété par le fils d’Arnold Schwarzenegger – la boucle est bouclée !) est un des points centraux de l’intrigue. Comme on l’a déjà évoqué pour le piment ici, la diffusion culturelle est un des vecteurs puissants de l’appropriation culinaire
Marketing : il faut être réaliste, l’argument « enrichi en protéines » est exploité en long, en large et en travers par les marques pour réussir un coup double : légitimer nutritionnellement des produits qui ne le sont normalement pas (snack, glace ou pop-corn) tout en en profitant pour augmenter les prix de ces mêmes produits
Ozempic : il est impossible de ne pas mentionner ce médicament même si la France est encore épargnée. L’ozempic (et tous les médicaments de la classe GLP-1 prescrits pour la perte de poids) jouent aussi un rôle-clé sur la montée en puissance des protéines. En effet, en réduisant l’appétit, ils poussent les consommateurs à manger des aliments plus denses nutritionnellement et plus riches en protéines pour limiter la fonte musculaire traditionnellement liée à cette perte de poids
Les rayons de supermarché regorgent de ces nouveaux produits, je n’en mentionnerai donc ici que quelques-uns qui sont révélateurs du phénomène
Aux Etats-Unis, si la tendance dans un premier temps était plutôt grand public (du Protein Diet Coke à la Protein soft serve en passant par les Barilla Protein + ou les Cheerios Protein), on observe maintenant un mouvement de « menization » avec des produits clairement marketés sur des codes de virilité (voire de machisme !) à l’exemple des « Men Cereal » ou de la « Macho protein sauce »
Dans l’hexagone, des marques très ancrées dans la culture française proposent aussi des produits enrichis, telles que Babybel qui propose des Mini Babybel protéines (et qui rhabille le fromage d’un noir bien davantage synonyme de puissance que le traditionnel rouge bille de clown) ou plus étonnant : Justin Bridoux avec son pack de mini saucisson « Protéines boost »
D’un point de vue business, cette protéine-mania transforme aussi profondément l’industrie laitière en valorisant un de ses sous-produits, le lacto-sérum (« whey » en anglais, mot que l’on retrouve sur beaucoup de protéines en poudre). Certaines fermes maintiennent ainsi leur rentabilité voire transforment leur business model en développant l’exploitation de la « whey ».
A regarder cette dynamique, on pourrait penser que le prochain prénom à la mode sera NH–CαHRn–CO (non, je ne me suis pas endormie sur mon clavier – c’est la formule moléculaire de base d’un acide aminé, car oui dans cette newsletter on ne fait pas que de la philo, on passe le bac chimie aussi !). Spoiler alert : l’excès de protéines peut nuire à la santé -comme tout excès by the way – et, aussi, à l’environnement.
Antithèse : la gastronomie, nouvelle ode au végétal
Qu’on le veuille ou non, la gastronomie a toujours eu un caractère élitiste : elle est née dans les cercles de l’aristocratie et de la haute bourgeoise et a toujours cherché à se distinguer culturellement et socialement en étant – souvent – à contre-courant de la consommation grand public.
C’est aussi le cas sur le sujet qui nous intéresse aujourd’hui : la protéine.
Pendant des siècles, quand la consommation de viande était plutôt rare et réservée aux jours de fête, les fameux rôtis étaient au centre des festins et des repas somptueux (on a tous en tête des scènes de banquets médiévaux). La viande et le poisson (i.e. les protéines animales) étaient donc une démonstration de fortune et de goût. Il y a quelque temps encore, les menus gastronomiques étaient construits autour des plats de protéines et les rares légumes dans l’assiette faisaient vraiment de la figuration.
Mais maintenant que la protéine est partout, la gastronomie, dans une logique toujours plus ou moins consciente de différenciation de la grande consommation, réduit la place de la protéine animale et se végétalise de plus en plus pour trois raisons principales :
Nouvelle vision du bien-être : les clients aisés ne sont plus dans la surabondance de plats et de viandes mais recherchent au contraire une alimentation plus saine et équilibrée, valorisant le végétal pour ses vertus nutritionnelles et son impact positif sur la santé
Préoccupation environnementale : toujours pour ce type de clientèle, plus sensible à l’urgence climatique, réduire la consommation de viande devient un engagement pour préserver les ressources naturelles et limiter l’empreinte écologique
Source d’innovation culinaire : les chefs découvrent dans le végétal un nouveau terrain de jeu créatif et exploitent la richesse des textures et des saveurs et techniques végétales pour exprimer leur style d’une nouvelle manière, loin de leurs apprentissages classiques (comme l’explique très bien Yannick Alléno dans le podcast Génération Do It Yourself)
Parmi les fers de lance de cette gastronomie végétale, on pense bien sûr immédiatement en France à Alain Passard avec son restaurant l’Arpège, qui a franchi un nouveau cap en juillet en annonçant le passage du restaurant en 100% végétal (plus aucun produit animal ne sera cuisiné à l’exception du miel).
Mais on peut aussi mentionner le restaurant Joia à Milan, premier restaurant végétarien étoilé (1*) en Italie, De Nieuwe Winkel aux Pays-Bas, restaurant de « gastronomie botanique » (qui ne cuisine aucun produit animal et est donc végan) ou le restaurant Plates à Londres, complètement plant-based (i.e. végétalien) et aussi étoilé Michelin.
Synthèse : “Il faut de la mesure en toute chose” Horace
Peut-on éviter de se quitter sur un scénario déprimant ? L’écart se creuse certes entre l’industrie agro-alimentaire, d’une part, qui valorise de plus en plus la protéine -souvent animale ou végétale transformée, avec des objectifs de volume et de standardisation, et d’autre part une gastronomie orientée sur l’éthique, l’esthétique et une certaine forme de radicalité inverse. Mais une dynamique récente apporte un peu d’espoir et laisse penser que vient le temps de la modération et d’une troisième voie, plus soutenable à tous points de vue.
Daniel Humm, chef triplement étoilé du Eleven Madison Park à New-York, avait marqué un tournant en 2021 en annonçant devenir le tout premier 3* entièrement végétal. Il a annoncé cet été (à l’inverse d’Alain Passard !) qu’il proposerait à nouveau désormais à partir d’octobre un menu avec de produits d’origine animale – le menu tout végétal restant bien entendu toujours disponible.
Comme l’explique le Chef :
« It became clear that while we had built something meaningful, we had also unintentionally kept people out. This is the opposite of what we believe hospitality to be.” (tdla : “c’est devenu clair, bien que nous ayons construit quelque chose de marquant, nous avons aussi, involontairement, exclu des personnes. Cela va à l’encontre de ce que nous croyons être l’hospitalité”)
Dans la même veine, le non moins reconnu chef Dan Barber a fait évoluer son concept de « farm-to-table » à « third plate » et il ne s’agit plus de remplacer totalement la protéine animale par du 100% végétal mais bien d’imaginer une nouvelle assiette (la fameuse « third plate ») qui ne rejette plus les produits animaux mais les intègre de manière raisonnée dans une cohabitation harmonieuse avec légumes, céréales et légumineuses.
Si la vague actuelle de protéine power peut se résumer à « l’Aile ou la Cuisse », espérons bientôt un retour à la normale avec côte de bête ET côtes de bette !
Ozemp’hic
L’Ozempic, et autres médicaments GLP-1, dont nous avons déjà parlé ci-dessus pour leur impact sur la tendance à la protéine, sont en train de commencer aussi à modifier l’offre de restauration. Les différentes études sont claires : les personnes qui prennent des médicaments de ce type sortent nettement moins (pour manger ou boire un verre) car elles arrivent à satiété très rapidement et n’ont plus ni plaisir (ni envie) de dépenser pour des consommations qu’elles touchent à peine.
Pour éviter qu’un phénomène de baisse de fréquentation ne s’installe durablement, les établissements réagissent et s’adaptent en proposant des « mini-menus ». Précision importante : il ne s’agit ici ni d’un menu enfant, ni de shrinkflation (on réduit les portions sans réduire les prix), mais véritablement d’une nouvelle offre avec des plats plus petits mais plus riches en protéines ( !) et nutriments.
Ce phénomène – bien évidemment originaire des Etats-Unis- se déploie progressivement dans le monde. On peut notamment citer :
Le Clinton Hall à New-York, restaurant plutôt casual de burgers qui propose désormais pour 8$ un « Teeny Weeny Mini Meal » avec un burger de 50 grammes, quelques frites et 15cl de boisson (visuellement on a vraiment l’impression d’un menu dinette)
Le Back Bar – toujours à NYC – a mis à la carte des demi-martinis
Le Town Restaurant à Londres qui offre le format ½ portion des plats de sa carte pour ceux qui le souhaitent
The Banc à Dubaï qui propose un menu « Mini Bancer » avec des versions réduites de ses plats et boissons signature
Dans ce contexte, l’expérience globale offerte par le restaurant (dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises) tendra de plus en plus à primer sur le simple contenu de l’assiette.
Chère Camille, merci de me citer. Il y aurait tant à dire... Je ne suis pas étonnée de ces tendances venues des Etats-Unis qui ont toujours une vision nutritionnalisée de l'alimentation. Les protéines sont un classique pour perdre du poids, "se sécher", se muscler. La triste nouveauté, c'est d'en faire un élément santé ! Bien sûr, notre corps a besoin d'un certain apport de protéines mais ceux qui vont se gaver sont souvent ceux qui en mangent déjà trop. Et l'excès peut vraiment être mauvais voire dangereux. Je vois derrière ça évidemment une motivation business et en particulier intéresser l'immense marché des hommes à l'alimentation en leur faisant miroiter la force gagnée (d'où les packagings sombres) et sans doute vendre plus cher... Vive la mesure ! (merci à toi de la mentionner !)
Ravie de te retrouver. Merci beaucoup pour ta newsletter sur un sujet qui m’intrigue. Bonne semaine.